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5. MARIE
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Denis se préparait à se rendre à la réunion de direction du lundi matin, lorsque Monsieur Gildon le fit appeler dans son bureau. Il lui dit que la réunion était reportée en fin de matinée, mais qu’il était attendu en sa compagnie au bureau à neuf heures.
Il ne s’en étonna qu’à moitié, et s’attendait à une discussion avec le Directeur, Monsieur Doroin. En plus d’eux trois, une quatrième personne était présente, qu’il n’avait jamais vu. C’était une jeune femme, et elle avait l’air triste. Elle regarda longuement Denis. Monsieur Doroin la présenta comme étant l’épouse de Robert. Elle était intimidée, et Monsieur Doroin résuma la situation.
-Madame Marie est venu nous rendre visite ce matin. Elle veut savoir ce qui s’est passé vendredi, et je suis également curieux d’entendre tes explications, surtout avec le rapport que tu m’as fait parvenir. Denis apprécia le tutoiement, que le Directeur réservait habituellement aux bonnes circonstances, et pensa que le Directeur voulait le mettre à l’aise.
Il sut immédiatement qu’en donnant les explications souhaitées, il lui ferait du mal, sans le vouloir, mais il n’était pas homme à cacher la vérité. Il réfléchit un instant et s’adressa à elle, sur un ton qu’il voulait le plus neutre possible.
-Madame, dit Denis, ce que j’ai à vous apprendre n’est pas forcément agréable, et soyez certaine qu’il m’en coûte également de le dire. Mais vous voulez savoir la vérité, et je vais vous la dire. Il apprécia sa réponse, et le courage dont elle fit preuve.
-Il n’y a pas de mal à dire la vérité, je vous écoute.
-Avant cela, je souhaiterais, si vous y consentez, que vous me disiez ce qu’il vous a raconté. Elle redit ce qu’elle avait déjà dit en se présentant plus tôt, ce matin-là, lorsqu’elle était seule avec le directeur. A savoir que son mari était rentré en piteux état vendredi soir, et avait raconté qu’il s’était battu avec un idiot qui avait tout fait pour que l’augmentation qu’il méritait lui soit refusée. Denis la regarda droit dans les yeux.
-Il ne vous a pas dit la vérité, Madame. Nous nous sommes battus, je vous le confirme et j’en assume la responsabilité. Toute la responsabilité. Mais pour une raison bien différente. Ce que je vais vous dire vous fera du mal, et j’en suis désolé. Mais j’ai été élevé dans le sens de l’honneur, et je n’ai pas le droit de vous mentir. Il reprit
-Votre mari entretient une relation extra-conjugale avec celle en qui j’avais placé ma confiance. C’est elle-même qui me l’a avoué. Elle et moi avons rompu il y a une semaine, et ils ont décidé de s’en prendre à moi à cause de cela. Elle l’a manipulé pour qu’il me rende la vie impossible au travail. Je l’avais mis en garde, mais il n’a pas voulu en tenir compte, et vendredi j’ai mis les choses au point avec lui. Pardonnez-moi pour ma brutalité, je vous prie. Considérez, si vous le pouvez, que je n’ai rien fait d’autre que défendre mon honneur. Elle s’efforça de répondre sur un ton qu’elle voulait le moins affecté possible.
-Je m’en doutais, et ce n’est pas la première fois. J’ai pardonné parfois ses incartades mais il est allé trop loin, et j’ai décidé de divorcer. Et je préfère cela, même sans situation, à la vie que j’ai mené jusqu’à présent avec lui. Vous avez eu raison et je vous approuve pour lui avoir donné une leçon.
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Monsieur Doroin s’adressa à elle pour lui dire
-Madame Marie, chez arts graphiques, à la détresse morale, nous ne rajoutons pas la détresse financière. J’ai quelques amis, dirigeants eux aussi, qui pourraient peut-être vous aider à trouver une situation. Que savez-vous faire ?
-Peu de choses, en fait. J’ai étudié les beaux-arts, et j’avais tout juste terminé mes études, lorsque je me suis malheureusement mariée, peu avant de venir m’installer dans la région.
-C’est aux beaux-arts que vous l’avez rencontré ?
-Lui ? Non, pas du tout, d’ailleurs il déteste le dessin. Il ne sait même pas ce qu’est un point de fuite. Ses trois interlocuteurs, se regardèrent, ébahis.
-Il n’a quand même pas fait ça ! s’exclama Denis. Monsieur Doroin, qui avait parfaitement compris la pensée de Denis demanda à Marie si elle conservait ses dessins. Elle répondit qu’à part quatre d’entre eux qu’elle n’avait jamais retrouvé après le déménagement, elle avait conservé tous les autres dans des cartons à dessin. Il insista
-Et ceux que vous n’avez plus, que représentent-ils ?
-Il y a un portrait, deux paysages et une nature morte. C’étaient mes plus beaux dessins, et j’ai pleuré quand je ne les ai pas retrouvé. Surtout le portrait, il représentait mon père peu avant qu’il ne nous quitte. Monsieur Doroin appela sa secrétaire, avec l’interphone, en disant de lui apporter immédiatement le dossier Robert. Il ne l’ouvrit pas de suite et regarda Marie
-J’ai ici son dossier, avec les justificatifs de son embauche. Il y a aussi les trois rapports que vous m’avez adressés récemment. Le vôtre, Monsieur Gildon, celui de Roland et le tien. Tout cela ne plaide pas pour lui ! Il ouvrit le dossier, en retira quatre dessins qu’il présenta à Marie
-Les reconnaissez-vous ? Les yeux de Marie brillèrent. Mes dessins, dit-elle d’une voix émue. C’était sans équivoque. Accepteriez-vous de me les rendre? demanda-t-elle timidement. Il la rassura sur ce point. Denis prit la parole pour dire qu’il avait une idée.
-Nous t’écoutons, lui dit Monsieur Gildon.
-Vous savez que Didier, qui est actuellement dans ma section, aimerait bien travailler avec Roland. S’il devait se faire qu’un poste devienne vacant chez Roland, Didier pourrait être remplacé par une nouvelle personne.
-Et tu penses à quelqu’un en particulier ?
-oui, à Madame Marie. Et si vous acceptez ma requête, je m’engage à la former personnellement, et bénévolement, à raison d’une demi-heure par jour après l’horaire normal. A condition qu’elle accepte, bien sûr. Mais il faudrait pour cela que Didier soit muté.
-J’avais pensé aussi à ce genre de choses, dit Monsieur Gildon. Seriez-vous d’accord pour travailler avec nous, madame Marie ? Vous avez un talent de dessinatrice extraordinaire, et vous pourriez beaucoup nous apporter. En ce qui concerne la Formation Denis, cela me convient, ce sera ta sanction.
-J’accepte avec plaisir, dit-elle, mais cela me pose un problème pour l’appartement. Je suis bien consciente que je ne pourrais pas prétendre au même salaire et je ne sais pas si cela me suffirait pour le loyer. Monsieur Doroin lui demanda ce qu’elle entendait par là, et Marie expliqua que Robert avait jusqu’à présent prélevé une part du salaire pour régler l’agence.
-Quel salaud, dit Denis. En effet, l’appartement qu’ils occupaient appartenait à arts graphiques et il était mis sans frais à la disposition des nouveaux embauchés pour une période de deux ans, ainsi que l’expliqua Monsieur Doroin.
-Je l’ignorais, il m’a menti une fois de plus.
-Dans ce cas, vous pouvez conserver l’appartement. En ce qui le concerne, je vais le licencier aujourd’hui même. Il nous a trompé, et c’est inattaquable. Je pourrais lui demander le remboursement du temps que nous avons passé pour sa Formation, mais je ne le ferai pas. Par contre, Madame Marie, je souhaiterais que vous me prépariez une attestation certifiant que les dessins que nous vous avons présenté aujourd’hui sont bien les vôtres. Denis posa devant Marie le bloc et le stylo qu’il emportait lors des réunions, elle rédigea la demande et la signa.
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Monsieur Doroin exposa le plan qu’il avait prévu. Il demanda tout d’abord à Marie si elle était sure de vouloir divorcer. Elle n’hésita pas et répondit oui d’une voix ferme.
-Très bien, voici ce que nous allons faire. Vous allez rentrer chez vous. Je vais prendre contact de suite avec l’avocat de notre société, qui va venir vous voir. Il sera accompagné d’un huissier et vous établirez une liste des biens personnels de celui dont vous portez encore le nom. Vous poserez ensuite ces affaires devant la porte. Comme il ne fera plus partie de l’entreprise ce soir, il n’aura aucune raison valable de pénétrer dans l’appartement. Un serrurier passera aussi dans l’après-midi pour changer les serrures, et ce soir, en rentrant, il rencontrera un Officier de Police Judiciaire qui lui signifiera son expulsion. Il faudra aussi enlever le nom de la sonnette, le mieux serait de le remplacer par votre nom de jeune fille, c’est celui sous lequel je veux vous embaucher. Officiellement à partir de demain, mais vous ne viendrez que lundi prochain. Cela vous laissera le temps de vous organiser. Et ne vous souciez pas des frais, ils m’incombent. Cela vous convient-il ?
Marie n’en attendait pas autant. Elle le remercia chaleureusement. Mais Monsieur Doroin qui était aussi un homme d’affaire avisé, considérait déjà cet arrangement comme un placement. Il avait su percevoir, lors de leur entretien en tête à tête, le potentiel latent de Marie. Il ne savait pas encore que ses espoirs se concrétiseraient au-delà de toute attente.
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Denis raccompagna Marie. Ils passèrent au bureau du personnel pour les formalités. Puis il lui remit sa carte, en précisant qu’elle ne devait pas hésiter à l’appeler si elle avait un problème. Elle rentra ensuite chez elle.
Peu avant la pause, Denis était de retour à la photogravure. Le premier qu’il vit fut Robert, qui portait des verres de soleil. Il comprit immédiatement que c’était pour dissimuler un hématome. Robert avait l’air inquiet, il se doutait que lors de la réunion il avait été question de l’incident du vendredi précédent, d’autant plus qu’elle avait duré plus longtemps que les réunions habituelles. Robert le salua correctement, en disant qu’il voulait lui parler. L’heure de la pause était arrivée et Denis proposa d’aller prendre un café.
Arrivés devant le distributeur, Denis lui demanda ce qu’il voulait. Il s’excusa tout d’abord pour son comportement de la semaine précédente.
-Je reconnais qu’il n’aurait pas fallu que je m’en prenne à toi et j’ai compris la leçon. Mais je voudrais aussi que tu comprennes que Suzie et moi, c’est fusionnel. Nous sommes vraiment faits l’un pour l’autre et personne ne pourra rien contre cela. J’aimerais que nous redevenions amis. En adoptant un profil bas, il pensait que Denis lui répondrait à la question qu’il posa.
-Et il y a quelque chose concernant vendredi ? demanda-t-il.
-Pour vendredi je ne sais rien. Nous avons surtout parlé d’un nouveau projet. Robert parût soulagé. Pour le reste, tu comprendras que c’est un peu tôt. Mais je vais te faire une promesse.
-Oui ?
-Cela prendra le temps que cela prendra, mais je vous fais serment que vous allez tout perdre. Robert était devenu rouge, il ne comprenait pas pourquoi Denis avait dit vous. Il regarda enfin le café, le jeta et tourna les talons.
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Robert travailla toute la journée sans dire un mot. Lorsque Denis passait au montage, il détournait la tête, avec un air gêné. Il était environ seize heures et Monsieur Gildon lui dit qu’il était convoqué, ainsi que Denis, au bureau du directeur, à dix-sept heures trente. Il imagina qu’il aurait à subir une réprimande et ne répondit pas. Ils s’y rendirent avec Monsieur Gildon, qui y était attendu lui aussi.
-Je vous ai convoqué tous les trois, parce que nous avons un différend, dit Monsieur Doroin. Cela concerne des irrégularités. Afin que vous compreniez bien Monsieur Robert, il ne s’agit pas de vendredi, vous n’avez eu que ce que vous méritez. J’aurais agi de même. Il s’adressa à lui d’un ton sans réplique
-Vous nous avez menti lors de votre embauche. Les justificatifs que vous nous avez présenté ne sont pas de votre main. D’autre part, et je me suis renseigné, votre attestation d’étude aux beaux-arts est un faux. Vous n’y avez jamais mis les pieds. Quant aux dessins, nous savons maintenant qu’ils ont été réalisés par madame votre épouse. Ce que vous avez fait est innommable.
-Je ..
-Taisez-vous. Vous n’avez rien à dire. Ce que vous avez fait est amplement suffisant pour justifier un licenciement pour faute lourde. Mais vous avez le choix, j’accepterai aussi votre démission si vous la présentez. Si vous préférez le licenciement, cela vous autorise à vous adresser au conseil des prud’hommes, mais votre demande sera irrecevable et je vous poursuivrai pour obtenir le remboursement des frais de Formation que vous nous avez occasionnés. Ainsi que des dommages et intérêts pour vos malfaçons. Monsieur Gildon m’a transmis un dossier à cet effet. Il reprit, après un moment afin que Robert comprenne bien.
-Si vous optez pour la démission, je vous propose un arrangement. J’ai contacté mon homologue de l’imprimerie municipale qui est prêt à vous embaucher mercredi matin. Il recherche actuellement un grouillot, et sera à vous ensuite de faire vos preuves. Mais sachez que dans ce cas, la lettre de démission précisera vos fautes et l’affaire des dessins. Je vous donne ma parole que cela ne sortira pas de l’Entreprise. Que décidez-vous ?
Il fit mine de réfléchir un instant, mais il n’avait pas vraiment le choix et leur dit qu’il acceptait de démissionner.
-Très bien, répondit le directeur. Nous nous sommes compris. Denis, tu raccompagneras Monsieur à la sortie, et tu t’assureras qu’il n’oublie rien. Quant à vous, je ne veux plus vous rencontrer. Vous êtes indigne de mettre les pieds dans notre Entreprise. La lettre est prête, il ne vous reste plus qu’à la signer, ainsi que le solde de tout compte. Il la posa devant lui et Robert s’exécuta sans broncher. Son patron conclut en lui disant qu’il devrait liquider le lendemain son compte bancaire, réservé au seul personnel de la Société, et il exigea en retour d’être réglé en espèces. A dix-huit heures l’armoire était vide. Denis l’accompagna, sans le saluer, en lui disant seulement de ne pas oublier sa promesse.
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Il n’éprouvait aucun regret alors qu’il franchissait le seuil de la résidence où il croyait encore habiter. Le plus important pour lui était qu’il continue à fréquenter secrètement Azucena, pour se satisfaire ensemble en se livrant à leurs plus bas instincts.
Sa surprise fut grande alors qu’il ouvrit la porte de l’ascenseur. Il vit en premier un officier de police judiciaire, et reconnut ses affaires posées à côté de la porte de l’appartement. Il y avait un message, écrit au feutre par Marie, qui était posé dessus et qui stipulait:
«Tu m’as fait trop de mal et je divorce adieu»
L’O.P.J. s’approcha de lui avec un document en main et lui demanda s’il était Monsieur Robert.
-Oui, pourquoi ?
-Je dois vous signifier votre expulsion. Vous n’appartenez plus au personnel de arts graphiques, et par conséquent vous n’avez plus droit à ce logement de fonction. D’autre part, Madame a demandé le divorce et une mesure de protection a été prise à son égard. Les serrures ont été changées et vous pouvez conserver les clés ou me les remettre.
Robert était abasourdi, et se souvint en être venu récemment aux mains avec Marie alors qu’il voulait lui imposer des relations contre nature. Il pensait tenir l’explication.
L’O.P.J. tenta de l’aider, et lui expliqua qu’il avait le droit à l’usage de la cave pour y ranger ses affaires une semaine, ou qu’il pouvait, s’il le désirait se rendre à l’hôtel ou encore demander à une connaissance de l’héberger. Il lui remit également le document en précisant que l’affaire était désormais entre les mains de la Justice.
-J’emporte mes affaires et je ne remettrai plus les pieds ici.
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Après avoir entassé ses affaires dans son vieux break, il se rendit chez Azucena. Elle n’était pas encore rentrée, et il l’attendit jusqu’à vingt heures. Il lui expliqua qu’il avait quitté sa femme, et lui demanda si elle pouvait l’héberger provisoirement.
-Même plus longtemps, si tu veux. Mais seulement si tu acceptes de partager le loyer avec moi, moitié-moitié. Ils vidèrent la voiture, elle proposa de sortir pour lui changer les idées. Ils terminaient le dessert et il lui dit avoir décidé également de commencer à travailler chez un nouvel employeur.
-Je commence mercredi à l’imprimerie municipale. Je les ai appelé et ils m’ont proposé un poste intéressant. Et j’ai touché mon solde. Regarde ! Et il sortit une liasse de son portefeuille. Les yeux d’Azucena se fixèrent sur la liasse et elle demanda ce qu’il comptait en faire.
-T’offrir une soirée inoubliable ! Je veux dépenser la moitié pour toi ce soir. Mais elle lui répondit qu’il pouvait aussi dépenser cela pour elle en plusieurs fois. Il commença à ressentir l’effet des boissons, et elle en profita pour lui subtiliser quelques coupures sans qu’il ne s’en rende compte. Ils rentrèrent tard, Il était passablement ivre et s’allongea sur le canapé où il s’endormit immédiatement. Elle se coucha dans la chambre. En n’oubliant pas de mettre dans sa cassette l’argent qu’elle avait récupéré. Elle en avait maintenant suffisamment pour renouveler son stock de phéromones pour plusieurs mois.
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Deux jours plus tard, Denis passa chez un fleuriste pour faire parvenir un assortiment à Marie. Il rajouta un petit mot dans lequel il lui écrivait que la solitude n’était pas toujours agréable, et qu’il viendrait la chercher le vendredi suivant pour aller au concert. Elle ne devait le rappeler qu’en cas d’empêchement, et il termina son message, en lui adressant un compliment circonstancié, qu’il signa de son prénom.
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Monsieur Carlos, le directeur du théâtre, les accueillit à leur arrivée.
-Bonsoir Monsieur Denis, bonsoir Madame. Je suis très heureux de vous revoir, depuis tous ces tristes évènements. Mais la vie est ce qu’elle est, et la musique est une grande consolatrice, et permet, si ce n’est d’oublier, pour le moins, d’atténuer les épreuves. Il remit à Denis la clé de sa loge personnelle, ce qui étonna Marie.
-Ce soir, nous aurons le privilège, non seulement d’écouter du Bach, mais de plus, l’orchestre sera dirigé par Monsieur Carlos lui-même, dit Denis à Marie, lorsqu’ils prirent place dans les confortables fauteuils de l’espace réservé. Les variations Goldberg, précisa-t-il. Les deux versions, la courte et la longue.
Monsieur Carlos avait bien fait les choses. Une table basse sur laquelle étaient posées deux flûtes avait été prévue, ainsi qu’un seau contenant une bouteille du meilleur champagne. Le tout accompagné d’un plateau de mignardises. Marie demanda à Denis à quoi étaient dus tous ces égards.
-La raison en est bien simple, lui expliqua Denis. Au moment de la rénovation du théâtre il y a quelques années, mon père avait acheté cette loge. Ils y sont allés en tout deux fois et le reste du temps, elle est louée. En ce qui me concerne, j’en ai hérité, et il me suffit d’appeler pour demander qu’elle me soit mise à disposition.
Marie apprécia beaucoup la musique de Bach, qu’elle connaissait peu. Elle écoutait attentivement, et Denis, qui l’observait, la voyait parfois changer de visage, de l’enthousiasme à la nostalgie. Comme s’il lisait en elle.
La première partie venait de s’achever, et ils quittèrent la loge, pour aller faire quelques pas. En cours de chemin, ils rencontrèrent un homme d’une cinquantaine d’années qui les salua.
-Bonsoir Monsieur François, répondit Denis. Permettez-moi de vous présenter Madame Marie notre nouvelle collaboratrice.
-Enchanté, Madame. Et très heureux de vous rencontrer. Monsieur Doroin m’a appelé cet après-midi, pour me demander d’ouvrir un compte à votre nom. Je suis le responsable de la banque et nous travaillons avec arts graphiques. Tout est prêt, et si vous êtes disponible, je me ferais un plaisir de procéder demain aux formalités. Il proposa de la rencontrer à onze heures, et elle lui répondit par l’affirmative.
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A la fin du concert, Il proposa à Marie d’aller boire un café. Juste pour discuter un peu lui dit-il. Ils se rendirent au café Roy, à pied, qui était situé près du théâtre. Denis appréciait cet endroit, où il consommait de temps à autre, lorsqu’il faisait ses achats au centre-ville. Le décor, original, était une reconstitution du luxueux wagon-restaurant du célèbre Orient-Express.
Ils firent plus ample connaissance en sirotant un café. Une douce musique de fond se prêtait aux confidences. Il ne lui cacha rien de son aventure tumultueuse avec la sœur d’Emi. Chacun avait besoin de se confier.
Denis suggéra à Marie de passer au tutoiement. Elle répondit qu’elle n’y voyait pas d’inconvénients, d’autant qu’ils commenceraient à travailler ensemble le lundi suivant, ce qui le fit sourire, et il précisa qu’arts graphiques est une grande famille. Il lui expliqua certaines des valeurs traditionnelles de l’Entreprise, ainsi que l’attachement du Personnel à celles-ci. Cela intéressa vivement Marie, à qui cela rappelait un peu la rigueur qui avait présidé à son éducation. Il apprit qu’elle avait une sœur, Judith, qui était mariée et vivait en Nouvelle Calédonie. Le mari de Judith se prénommait également Pierre, et travaillait dans un centre d’essais. Denis sut de suite de quoi il s’agissait, de nombreux personnels civils de l’armée y travaillaient. Elle avait aussi perdu sa mère jeune, et son père était décédé peu après qu’elle se fut mariée. Il comprenait parfaitement qu’elle ne veuille donner plus de précisions.
Ils se confièrent également leurs déboires mutuels, qui étaient à l’origine de leur rencontre ainsi que leurs centres d’intérêts. Mais il ne souffla mot de son aventure d’une nuit avec Emi.
Il reconduisit Marie chez elle, lui souhaita une bonne nuit, et en réponse, elle le prit par les deux mains, le regarda au fond des yeux et le remercia pour son invitation.
-Tu comprendras que je ne t’invite pas pour un dernier verre, dit-elle, tristement.
-Bien entendu, je suis dans le même état d’esprit. Le contraire m’aurait déçu.
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Il rentra chez lui et eut envie d’écouter à nouveau la même musique. Il disposait de la version CD des variations Goldberg. Celle de Glenn Gould. L’émotion le submergea et il commença à esquisser le portrait de Marie avant de se coucher. Mais Cette nuit-là, il rêva d’Emi. Elle était dans un magasin spécialisé et achetait un landau. En se réveillant le lendemain matin, il avait tout oublié.
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