16. SAMY

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Azucena le rencontra pour la première fois à la fin du mois de novembre. Elle s’était fâchée la veille avec Robert et avait décidé de se promener de bonne heure pour se changer les idées. Elle n’avait pas déjeuné, et entra dans un salon de thé, pour commander un café.

Elle n’avait pas encore été servie lorsqu’il franchit la porte, et vint s’asseoir à la table à côté d’elle. Elle ressentit immédiatement de l’attirance pour lui, et engagea la conversation. La situation s’y prêtait d’autant mieux qu’ils étaient les seuls clients.

-Bonjour, lui dit-elle avec un grand sourire. Je ne crois pas vous avoir déjà rencontré ici, vous venez souvent ?

-Non, et je suis un peu perdu. Je viens d’arriver en ville. J’ai trouvé un foyer pour me loger et je suis étudiant en littérature, en dernière année. Je m’appelle Samy, mais c’est un diminutif. En réalité, mon prénom est Samir, ma famille est d’origine maghrébine, mais elle est installée dans le sud de l’Espagne depuis longtemps. Comme j’étudie également les langues étrangères, j’ai voulu venir ici, pour me perfectionner.

-C’est amusant, lui dit-elle. Ma famille aussi est d’origine espagnole. Je m’appelle Azucena.

-Vous portez un nom de fleur, cela vous va bien, répondit-il en la regardant au fond des yeux. Vous m’autorisez à m’asseoir à votre table ? Sans attendre sa réponse, il s’assit en face d’elle. Elle se sentait en confiance, et lui raconta qu’elle vivait dans un petit logement, en compagnie d’un autre locataire avec qui elle partageait les frais.

La compagnie de Samy la changeait agréablement de celle de Robert. Ils discutèrent plus d’une heure, essentiellement de littérature. Samy était cultivé et cela plaisait à Azucena. Elle avait envie de le revoir.

-Je dois rentrer, mais j’aimerais vous retrouver encore. Elle lui donna son numéro de téléphone, ainsi que son adresse. N’hésitez pas à m’appeler, lui dit-elle en lui faisant la bise avant de repartir. Sur le chemin du retour, elle se prit à imaginer une autre vie.

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Depuis sa rencontre avec Samy, sa vie de débauche commençait à lui peser. Elle avait eu le temps d’y réfléchir toute une semaine avant qu’il ne l’appelle. Elle commença par ne plus répondre aux nombreux appels téléphoniques qui lui étaient destinés chaque jour. Elle raccrochait sans dire un mot. Robert s’était aperçu de ce changement. Elle était de plus en plus distante et silencieuse. Elle passait de longs moments, les yeux vagues, pensant à un improbable futur. Elle n’attendait qu’une chose, revoir Samy.

Robert tenta sans succès de la dérider. Elle ne voulut rien savoir, et lui demanda de la laisser tranquille. Il était intrigué par ce changement inhabituel, et tenta d’en savoir davantage mais elle ne voulut rien lui dire, si ce n’est qu’il comprendrait bientôt. Samy l’appela un après-midi. Il avait envie de la voir et lui proposa de la retrouver au salon de thé. Elle dit à Robert qu’elle sortait et qu’elle ne savait pas à quelle heure elle rentrerait. Lui aussi s’était habitué à ses frasques et il n’insista pas.

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-Tu m’as manqué, lui dit-elle. Tu ne peux pas imaginer comme cette semaine a été longue pour moi. Je pensais que tu m’appellerais plus tôt, j’avais peur que tu m’oublies.

-Comment pourrais-je. Tu me plais énormément et je suis heureux de te revoir. Mais j’ai été occupé par mes cours. Ce n’est pas si simple, et cela me prend du temps. Pour l’instant j’ai surtout envie de te connaître davantage. Je veux tout savoir de toi, dit-il en riant. Et si tu me parlais d’abord de ta famille et de ce que tu fais ?

Azucena ne lui cacha rien. C’était la première fois qu’elle se sentait autant en confiance avec un homme. Il apprit que ses parents s’étaient réfugiés en France après la guerre civile, que son père était chef de chantier, qu’elle avait une sœur avec qui elle était fâchée et qu’il n’était pas le premier. Elle lui parla de Robert, en précisant qu’il ne comptait pas pour elle, mais qu’il l’aidait comme il pouvait. Elle lui raconta encore avoir eu des aventures répétées sans lendemain, et qu’elle n’avait jamais rencontré quelqu’un qui l’attirait comme lui.

-J’ai souffert une seule fois, mais je l’avais mérité, dit-elle encore. Je fréquentais quelqu’un d’aisé, mais cela n’a pas duré. Il avait compris que je ne valais pas grand-chose et que c’était son argent qui m’intéressait. C’est à cause de lui que je me suis fâchée avec ma sœur, je la soupçonne d’avoir été amoureuse de lui, et elle m’en voulait pour mon comportement. Un jour, il m’a chassé. J’ai appris ensuite qu’il s’était marié. Sa femme s’appelle Marie et elle était mariée auparavant avec mon colocataire.

-Pour moi, ton passé ne compte pas, ce qui est fait est fait et tu ne pourras rien y changer. L’argent est tellement important pour toi ? Elle lui répondit en lui demandant s’il pensait qu’elle était une putain. Il la rassura en disant qu’il la considérait simplement comme une jolie femme, et que rien d’autre ne comptait.

-Il faut laisser aux sentiments le temps de mûrir, rajouta-t-il.

-J’ai pensé à cela toute cette semaine. Crois-tu qu’il soit trop tôt pour que je puisse te dire que j’éprouve quelque chose de profond pour toi ?

-Tu dois le demander à ton cœur, lui seul connait la réponse. Elle se rapprocha de lui.

-Je ne sais plus où j’en suis. Serre-moi dans tes bras, j’en ai besoin. Si tu savais comme tout a changé pour moi, lui dit-elle, presque timidement. Je n’arrive pas à comprendre ce qui m’arrive. J’aurais tellement aimé ne connaître personne avant toi.

-Tu ne dois rien regretter, dit-il en la serrant entre ses bras et en caressant ses cheveux, mais ne parle pas encore d’amour, les mots sont parfois superflus, il arrive aussi qu’ils gâchent tout.

Elle avait les yeux embués de larmes. Pourquoi moi, pourquoi maintenant, pensait-elle. En quittant le salon de thé, ils se tenaient par la main. Beaucoup plus tard, elle réussit enfin à lui dire les mots qui lui brûlaient les lèvres. Pour la première fois de sa vie, elle prononça «je t’aime».

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Samy ne la raccompagna pas. Elle passa devant une église, hésita quelques instants, puis poursuivit son chemin. Robert était levé lorsqu’elle entra chez elle. Il était excité, une fois encore, à l’idée de ce qui allait se passer. Il voulut l’embrasser, mais elle le repoussa en disant qu’elle était fatiguée, et qu’il ne fallait rien lui demander de plus.

Elle rejoignit sa chambre et s’allongea, puis pleura à nouveau. Tout ce que j’ai gâché, se dit-elle, avant de s’assoupir. En se réveillant, deux heures plus tard, elle allait mieux. Elle avait rêvé de Samy. En se levant, la première chose qu’elle fit fut de jeter son stock de phéromones à la poubelle, malgré la somme non négligeable que représentaient ces produits. Robert, qui travaillait le matin, venait de partir, et lui avait écrit un mot, qu’il avait posé sur la table, pour lui souhaiter une bonne journée.

Robert était sur le chemin du retour. Il avait passé toute la matinée à alimenter en rames de papier les différentes machines à imprimer. Il détestait ce travail, mais il n’avait pas d’autre choix. En arrivant chez lui, il fut surpris de trouver un repas qu’Azucena avait préparé pour lui. Elle ne s’occupait plus de ses repas depuis qu’ils faisaient chambre séparée, et il se demanda ce qui se passait. Elle avait même rédigé un mot pour lui souhaiter bon appétit. Il voulut lui parler, mais elle avait quitté leur logement avant qu’il ne rentre. Il décida de la questionner plus tard. Elle était repartie en fin de matinée pour retrouver Samy.

Elle le trouva en train de réviser des cours. Il habitait une simple chambre au mobilier réduit à une table, une chaise, un lit et une armoire. Elle s’imaginait mal vivre ici en sa compagnie, et lui proposa de venir habiter chez elle.

-Il y a plus de place, et mon colocataire ne posera pas de problème, Je lui en parlerai ce soir. Je t’en prie, ne dis pas non. Cette idée convenait à Samy. En arrivant en France, il ‘avait pas imaginé qu’il se retrouverait dans un simple foyer pour travailleurs immigrés. La proposition d’Azucena convenait mieux à la mission qui était la sienne.

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Elle avait décidé de parler avec Robert en fin de soirée. Elle lui expliqua que leur vie commune ne lui convenait plus, et qu’elle souhaitait y mettre un terme. Mais elle ne voulait pas le pénaliser, et s’il supportait de la voir vivre avec un autre, elle acceptait qu’il continue à occuper la chambre qui était la sienne.

-C’est plus fort que moi, dit-elle. Celui que j’ai rencontré compte maintenant plus que tout pour moi. Je ne voudrais pas que tu m’en veuilles pour cela, tu n’y peux rien.

Il s’était rendu compte, au ton de sa voix, qu’il ne réussirait pas à la faire changer d’avis. Il fit toutefois preuve de générosité en lui disant qu’il maintenait leur séjour en Andalousie, même s’il n’y avait plus rien entre eux.

-Accepte-le comme cadeau de rupture. Je déménagerai au retour.

-Tu es gentil, mais n’imagine pas qu’il se passera quoi que ce soit.

Le lendemain, après le travail, il se promena. Il voulait surtout penser à autre chose et ses pas le menèrent vers le centre-ville. Au détour d’une rue, il rencontra Nicole. Marie l’avait mise en garde contre son e- mari, mais elle eut presque pitié de lui en le voyant. Elle remarqua qu’il se laissait aller, ce qui l’étonna. Elle avait gardé de lui l’image d’une personne soignée, du temps où elle travaillait à l’imprimerie municipale. C’est ainsi qu’il apprit grâce à Nicole le départ pour la capitale de Marie et Denis.

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Samy et Azucena, qui l’attendaient, le virent arriver. Il affichait une feinte indifférence alors qu’en réalité il avait l’impression de n’être qu’un invité. Elle lui présenta celui qui accaparait toutes ses pensées, sans aucune gêne. Il constata immédiatement leur complicité et dut s’en faire une raison.

-Il faut que nous parlions, dit-elle. Il répondit que c’était superflu et qu’il n’avait aucune intention de leur causer du tort.

-Je me contenterai de continuer à vivre comme avant, et je partirai dès que je pourrai. J’ai bien compris ce qui importe pour vous. Il rajouta en fanfaronnant que cela n’avait aucune importance pour lui. Samy, qui n’avait encore rien dit, lui fit remarquer qu’il avait pris la meilleure décision possible et lui tendit la main.

-Sans rancune ?

-Sans aucune rancune, dit Robert. C’est le destin qui le veut. D’ailleurs je vais vous laisser la soirée et j’essaierai pour l’avenir de me faire le plus discret possible pour ne pas vous déranger.

-Je m’excuse sincèrement, Robert, dit-elle. J’ai honte aussi d’avoir détruit ton couple et je voulais te le dire.

-Cela n’a plus d’importance non plus, je ne méritais pas Marie. C’était la première fois qu’il prononçait son prénom depuis bien longtemps. Et elle est heureuse avec celui  qu’elle aime. De toute façon, ils ne sont plus ici. J’ai rencontré une ancienne collègue de travail, qui est maintenant chez Arts-Graphiques, et elle m’a dit qu’ils étaient partis à Paris. Ils sont tous les deux à l’Imprimerie Nationale, si j’ai bien compris.

Le nouveau compagnon d’Azucena pensa qu’il détenait enfin une information importante.

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Comme à son habitude, Emi effectuait ses achats, tandis que la fille de sa voisine l’avait remplacée pour garder les enfants. Elle comparait des prix et entendit une voix qu’elle connaissait. Elle leva les yeux et vit sa sœur, deux rayons plus loin. Elle n’avait pas envie de lui parler et se contenta de l’observer de loin. Azucena n’était pas seule, un homme qu’Emi ne n’avait jamais vu l’accompagnait.

Elle voyait parfois sa sœur avec Robert, et les évitait systématiquement. Emi sortit du supermarché avant eux et attendit qu’ils sortent à leur tour. Une dizaine de minutes  plus tard, elle les vit qui s’éloignaient, en se tenant par la main. Elle les suivit discrètement et s’aperçut qu’ils prenaient le chemin du logement de sa sœur. Azucena regardait sans cesse son compagnon et paraissait

profondément éprise. Encore un qui va se faire avoir, se dit-elle avant de repartir en direction du supermarché.

Elle arriva à son appartement en même temps que son compagnon qui venait de terminer sa journée de travail. Ils avaient décidé de faire le point sur la situation, et il lui dit qu’il savait qu’elle en aimait un autre.

-Je sais que tu as fait des efforts pour l’oublier, mais quand tu me regardes, c’est lui que tu vois. Cela, vois-tu, j’en souffre depuis que nous nous connaissons et je souhaite que cela cesse.

-Si je comprends bien dit Emi, tu souhaites rompre ? Tu as raison pour ce que tu as dit, je ne pourrai pas l’oublier. Mais j’ai sincèrement essayé de te rendre heureux, je suis désolée de ne pas y être arrivée. Mais j’aimerais que nous nous quittions bons amis.

-Je n’avais rien envisagé d’autre, je déménage cet après-midi. Je préfère que cela se fasse le plus rapidement possible. Si tu as besoin de parler, je saurai t’écouter.

Elle était  soulagée que tout ce soit passé sans drame. Après le départ de son ex compagnon, elle ressentit une grande fatigue. Elle avait eu tout le temps pour réfléchir à sa situation et envisagea un voyage à Paris pour revoir Denis et Marie. Elle devait d’abord trouver une remplaçante pour garder les enfants deux jours, et pensa tout naturellement à la fille de ses voisins. Après avoir obtenu son accord, elle appela les parents des enfants dont elle avait la garde pour les informer de ce changement temporaire. Elle procéda ensuite à sa réservation, puis appela Marie.

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Judith et son mari habitaient maintenant dans la résidence, dans un appartement semblable à celui de sa sœur. Une autre année commençait et leur nouvelle occupation les passionnait chaque jour davantage. Les fonctionnaires de l’Imprimerie Nationale leur avaient réservé le plus chaleureux accueil, et les deux sœurs s’étaient attelées avec beaucoup de compétence à leurs travaux. Leur capacité à travailler ensemble sur les mêmes dessins en étonna plus d’un, et elles s’acquittaient remarquablement de leur tâche.

Denis consacrait la moitié de son temps aux travaux confiés par Pierre, et s’occupait pour le reste à superviser le fonctionnement de la photogravure. Ses collaborateurs étaient parmi les plus compétents avec qui il eut affaire, et les moyens techniques mis à sa disposition dépassaient de loin tous ceux qu’il avait connus chez Arts-Graphiques.

Marie et Denis vaquaient à de menus travaux ménagers lorsque le téléphone sonna. C’était Emi. Elle dit à marie qu’elle viendrait la semaine suivant à Paris et qu’elle souhaitait les rencontrer, pour se changer les idées.

-Tu seras la bienvenue, Emi. Nous pourrons t’héberger, nous avons terminé récemment l’aménagement d’une chambre d’amis. Mais dis-moi, tout va bien ?

-Oui et non, tu sais. Je suis seule depuis peu, et j’ai envie de parler un peu avec vous deux. Nous nous sommes séparés. Je me suis rendue compte que je n’arriverai  jamais à le rendre heureux, et nous avons décidé de mettre un terme à la vie commune. Elle lui dit encore qu’elle arriverait le vendredi en fin de matinée, pour repartir le lundi soir.

-Cela nous fera plaisir également de te revoir, Emi. Mais je ne pourrai pas me libérer pour venir te chercher à la gare, et Denis non plus. Le mieux serait de prendre un taxi. Je ne pourrai pas être de retour avent seize heures, il faudra patienter un peu. Mais il y a de nombreuses boutiques à visiter dans le quartier. A vendredi.

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Le visage d’Emi s’éclaira, quelques jours plus tard, en voyant arriver Marie et sa sœur devant la résidence. Elle s’en était tenue aux conseils de Marie, et profité du temps dont elle disposait, pour se promener dans le quartier. Elles s’embrassèrent affectueusement et Marie proposa à sa sœur et à Emi de prendre ensemble un café chez elle. Marie avait préparé la chambre d’Emi la veille, et elle trouva un joli bouquet en ouvrant la porte.

Lorsque Denis revint, une heure plus tard, il les trouva en pleine discussion. Elles avaient passé tout ce temps à parler de tout et de rien et Denis leur demanda en riant s’il était tombé dans une réunion de commères de quartier.

-Heureusement qu’il y en a, dit Judith, fidèle à elle­-même. D’ailleurs nous venons de décider de créer un comité de concierges.

-Malheureusement pour toi, mon amour, tu n’auras pas le droit de cotiser. Emi, qui ne voulait pas être en reste se proposa pour être secrétaire. Ils éclatèrent de rire.  Malgré la décontraction apparente d’Emi, Judith avait compris de suite en la voyant que quelque chose n’allait pas chez l’amie de Denis, et elle le dit à sa sœur en l’aidant à ranger, un peu plus tard. Marie répondit à sa sœur qu’elle s’en doutait aussi et que c’était pour cette raison et pour en parler qu’Emi était venue à Paris.

Après le départ de Judith, qui leur expliqua vouloir procéder à des essais culinaires avant le retour de son cobaye, Emi se décida à parler d’elle. Elle leur dit qu’elle n’en pouvait plus de ne pas rendre heureux comme il le méritait son ex compagnon, et qu’ils avaient opté tous deux pour la séparation.

-Tu seras heureuse aussi un jour, lui dit Marie, en la regardant fixement. Le ton de sa voix avait changé et rappela à Denis celui qu’elle avait employé en lui parlant de revenir sur l’île d’Alegranza. C’est déjà inscrit dans ton cœur.

Emi avait été troublée par ce que Marie venait de dire, et changea de discussion. Elle lui demanda si elle dessinait encore, malgré son travail, et exprima son souhait de voir quelques dessins. Marie lui sourit, la prit par le bras et l’emmena dans la petite pièce qui lui servait d’atelier de peinture. En découvrant les dessins de Marie, elle fut émerveillée. Elle feuilletait les essais de Marie et resta figée par la stupeur, en voyant l’un des croquis. Elle venait de trouver le portrait-robot que Marie avait refait en l’améliorant, et resta sans voix.

Elle regardait fixement le portrait et cela n’échappa pas à Marie.

-Tu connais cette personne ? Marie répondit que non et voulut savoir pourquoi elle s’intéressait autant à ce dessin.

-Je le connais, dit Emi. Je l’ai déjà rencontré. Il fréquente ma sœur depuis peu. Ce fut au tour de Marie de rester sans voix. Elle n’arrivait pas à le croire, et appela Denis, en disant qu’elle avait quelque chose de très important à lui communiquer.

Marie demanda à Emi de répéter devant Denis ce qu’elle venait de dire, et il lui demanda si elle était bien sûre de le connaître. Elle lui répondit par l’affirmative, et qu’elle n’avait pas le moindre doute.

-Il faut que je parle avec Pierre, dit-il, immédiatement. Il l’appela sans tarder sur sa

ligne privée pour lui dire ce qu’il venait d’apprendre, et Pierre l’assura qu’il prenait l’affaire en main.

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Ces quelques jours passés à la capitale permirent à Emi de reprendre pied. Marie fit tout pour lui changer les idées, et elle l’emmena faire du shopping le samedi. Elles y passèrent la journée, et rentrèrent éreintées en fin d’après-midi. Emi, habituellement réservée, se sentait totalement en confiance avec Marie, et elles discutèrent beaucoup tout en se promenant. En traversant le jardin du Luxembourg, Emi observa longuement les enfants qui jouaient autour de la fontaine, en poussant des petits voiliers.

Elles étaient entrées dans un salon de thé pour se reposer. Marie interrogea Emi sur ses projets.

-Je veux surtout continuer à m’occuper d’enfants. Si tu savais comme c’est merveilleux. Toi et Denis, vous n’y avez pas encore pensé ?

-C’est encore un peu tôt, dit Marie, le visage empreint d’émotion. Mais si nous devions avoir un enfant, accepterais-tu d’être marraine ?

-Oh oui, Marie, avec joie, répondit-elle. Si tu savais comme cela me rend heureuse que tu aies pensé à moi.

-C’est tout naturel, voyons, tu sais que tu comptes aussi beaucoup pour nous. Tu es une amie précieuse.

Le lendemain, Marie fit visiter les boutiques réservées aux résidents à Emi. En passant devant la bijouterie, Emi regarda longuement les collections et demanda à Marie lesquelles elle avait dessinées. Myriam les entendit depuis la fenêtre du premier étage et raconta à son père qui était Marie. Il s’empressa de les rejoindre devant la vitrine et les accueillit avec empressement.

-Veuillez accepter mes excuses pour l’indiscrétion de ma fille. Elle vient d’apprendre qui vous êtes. Accepteriez-vous de signer mon livre d’or ?  Elle accéda à se demande et demanda au bijoutier s’il avait reçu un envoi de Monsieur Gérard. Il lui remit un petit  paquet qu’elle offrit à Emi en lui disant que c’était un exemplaire unique qu’elle avait dessiné spécialement pour elle. Une faveur que lui avait accordée Monsieur Gérard.

Emi n’avait jamais porté de bijou, et elle embrassa Marie pour la remercier. Après avoir essayé sa bague, elle s’aperçut qu’un ajustement s’imposait, et le bijoutier procéda immédiatement à la modification.

La fin de son séjour parisien approchait, et Denis lui dit un peu plus tard qu’un taxi l’attendrait le lendemain pour la conduire à la gare, après leur départ pour le travail.

Autre lieu, autre circonstance, même moyen, songea Emi, un rien nostalgique.

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Samy s’était installé définitivement chez Azucena et Robert durant ces deux jours, en y apportant quelques affaires qui étaient restées dans la chambre qu’il louait auparavant. Robert lui avait proposé de lui servir de chauffeur, et son vieux break fut mis une fois de plus à contribution.

Leur cohabitation se passait bien, et Robert se sentait de plus en plus détaché d’Azucena. Comme s’il s’éveillait d’un rêve. Il pensait souvent à quitter ce logement, et avait fini par dire à Azucena qu’il louerait un studio dès leur retour d’Espagne. Il en avait décidé en toute lucidité, sachant qu’il n’y avait plus d’espoir pour qu’Azucena et lui puissent renouer.

Un peu avant la fin du mois de février, Samy apprit à Azucena qu’il devait s’absenter quelques jours pour raison familiale et se rendre, lui aussi, en Espagne. Il lui inscrivit son adresse sur un papier en lui disant que c’était la maison de ses parents à Séville, et qu’elle pourrait aller le retrouver quand elle serait là-bas.

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Ils atterrirent à Séville le dernier jour du mois de février. En sortant de l’aéroport, la première chose que fit Azucena fut de prendre un taxi pour aller chez Samy.

Le taxi les déposa à l’adresse indiquée par Azucena, c’était un terrain vague avec un immeuble en démolition. Après s’être renseignée, elle apprit que cet immeuble était auparavant un squat avec des étrangers de passage. Robert eut envie d’éclater de rire, mais il se retint. Elle a tout perdu,  songea-t-il tristement …

Azucena ne savait pas encore qu’elle ne le reverrait jamais. Définitivement seule. Robert venait de repenser à la promesse de Denis, comprenant enfin le «vous» que celui-ci avait employé, un jour, devant un distributeur de café.

Vêtue de voiles noirs,

Elle pense que le monde est petit

Et le cœur est immense

Vêtue de voiles noirs.

Elle pense que le tendre soupir,

Le cri, disparaissent

Au fil du vent.

Vêtue de voiles noirs.

Elle avait laissé sa fenêtre ouverte

Et à l’aube par la fenêtre

Tout le ciel a débouché.

Ah!

Vêtue de voiles noirs!

(F.G. Lorca, la Solea)