15. UN PAS DE PLUS

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La deuxième quinzaine de novembre était arrivée, accompagnée de ses journées de plus en plus courtes. Monsieur Doroin, qui voulait faire le point de la situation avec Marie et Denis, les avait convoqué en fin de journée.

-J’ai appris que vous alliez nous quitter, ainsi que Judith. Vous ne devez pas hésiter car vous êtes appelés à faire de grandes choses. J’ai déjà pris des mesures avec  Monsieur Gérard, et il enverra quelqu’un de son Entreprise pour superviser la section de Marie en ce qui concerne l’aspect création, quant aux travaux de maquettes, je pense en confier la responsabilité à Nicole.

-Elle conviendra parfaitement, répondit Marie. Et je suis heureuse que vous l’ayez choisie pour ce poste. Elle est la plus compétente, et je me suis même rendu compte qu’elle avait commencé également à s’intéresser à la création. Elle poursuit depuis la rentrée des cours de dessin par correspondance, et ce qu’elle réalise est intéressant.

En ce qui concernait Denis, le remplacement était plus délicat à effectuer, mais Monsieur Doroin leur annonça avoir trouvé une personne qui prendrait ses fonctions après leur départ. Pierre l’avait contacté un mois plus tôt, pour lui proposer cet arrangement non sans insister sur le fait qu’il ne pouvait pas s’opposer à la raison d’Etat. Monsieur Doroin avait parfaitement compris son point de vue, mais il insista  auprès de Pierre pour que le futur remplaçant de Denis dispose d’un minimum de compétences. Après quelques recherches, Pierre avait trouvé la personne adéquate.

-Je suis sûr que vous ferez des belles choses à l’Imprimerie Nationale, tous les trois. Beaucoup de monde vous regrettera, c’est certain, mais raisonnez en terme d’entreprise. Et une telle possibilité ne se présente pas deux fois dans une carrière, dit-il encore. J’avais pensé à toi pour me succéder plus tard, Denis, mais tu ne dois rien regretter en nous quittant, ce qui t’attend t’apportera beaucoup plus de satisfactions. Et rien ne vous interdira de passer nous voir quand vous le voudrez, la porte d’Arts-Graphiques vous sera toujours ouverte.

-Ce sera une nouvelle vie, pour nous tous, répondit Denis. Nous disposerons d’un bel appartement, dans un cadre idyllique. Celui où nous étions pour la fête nationale. Jamais je n’aurais cru que ces quelques programmes que j’ai écrits aient de telles conséquences. La plus belle conséquence sera de nous rapprocher de ma famille adoptive.

Il avait réfléchi plusieurs fois à cette nouvelle vie. Quitter tous ses collègues et amis lui causait de la peine et il savait qu’une page importante de sa vie se tournait, mais il était loin d’imaginer ce que l’avenir lui réservait. Il restait un mois avant leur départ. Il devait aussi prendre contact avec la fédération pour veiller à se faire remplacer comme entraîneur au club de judo.

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Il appela le lendemain un des responsables de la fédération, à qui il exposa la situation. Celui-ci n’eut aucun mal à lui communiquer les coordonnées d’un autre entraîneur et son interlocuteur lui assura qu’il n’avait pas à se soucier des formalités. Il lui indiqua également quelques adresses de clubs à Paris, mais Denis lui expliqua qu’il savait déjà où aller.

-C’est une salle à coté de notre appartement, et j’ai appris qu’un club externe à la résidence s’y entraînait régulièrement.

-Je vois parfaitement à quoi vous faites allusion. C’est un cas un peu particulier, parce que le responsable actuel est le successeur du patron de la Société qui équipe nos dojos. Son titre est plus honorifique que réel, et il ne progressera sans doute jamais davantage. Cela dit, peu de ses judokas restent avec lui, et ils se décident généralement à aller ailleurs. C’est pourtant une très belle salle, si ce n’est la plus belle. Je vous conseille de l’observer un peu avant de vous inscrire, et vous saurez ce que vous devrez faire.

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Emi avait sympathisé avec la fille de ses voisins, à qui elle confiait parfois les enfants, quand elle devait s’absenter pour faire des courses. Elle appelait aussi de temps à autre Denis ou Marie, pour prendre de leurs nouvelles. Elle évoquait parfois Denis, lorsque Marie discutait avec elle, et elle était heureuse du bonheur qu’elle entendait dans la voix de Marie en parlant de lui.

Marie lui dit à la fin du mois de novembre qu’ils allaient déménager, et qu’elle souhaiter passer une soirée avec elle et Denis avant qu’ils ne partent.

-Je viendrai seule, lui répondit Emi. Nous sommes momentanément séparés, le temps de faire le point. Je ne suis pas sûre de poursuivre cette relation. Trop de choses nous séparent. Mais je voudrais éviter d’en parler quand nous nous verrons.

Marie avait prévu de ne rien dire à Denis, pour le samedi suivant, date dont elle avait convenu avec Emi. Elle lui dit simplement qu’une autre personne serait avec eux pour la soirée. Denis était intrigué, et tenta de savoir qui était cette personne mystérieuse, mais Marie se montra intransigeante, tout en précisant que cela lui ferait plaisir.

Elle avait passé l’après-midi à mitonner de délicieuses préparations, avant de dresser la table. A dix-neuf heures, la sonnette tinta et elle demanda à Denis d’aller ouvrir pour accueillir la personne qu’ils attendaient. La surprise fut grande pour Denis qui reconnut Emi en ouvrant la porte.

-Entre, Emi ! dit Marie. Elles s’embrassèrent affectueusement. Tu es ici comme chez toi. Comme il est dit dans ton Pays, ma maison est ta maison. Denis était ravi qu’elles s’entendent si bien. Pour lui, cette aventure qu’ils avaient eue appartenait au passé, et il était persuadé qu’il en était de même pour Emi.

Elle était simplement heureuse de les voir ensemble, en couple aimant, et cela suffisait à son bonheur à elle. Rien dans son comportement ne permit de laisser supposer un seul instant ce qu’elle éprouvait pour Denis. Après le repas, elle parla un peu de sa situation, sans trop insister, pour ne pas gâcher la soirée. Elle savait qu’elle  romprait bientôt avec son compagnon.

-C’est une page qui va se tourner, dit Marie. A la mi-décembre, nous serons à Paris. Mais rien n’empêchera de se revoir, tu sais. Je t’appellerai quand nous serons installés et nous pourrions peut-être nous revoir en févier ou en mars. Nous aurons quelques jours de libres en rentrant d’Espagne.

Denis ramena Emi en fin de soirée. Ils se firent simplement la bise, en se quittant,  mais elle repensait au baiser qu’ils avaient échangé un dimanche matin, alors qu’ils se séparaient. Il ne saura rien, pensa-t-elle en se couchant. Mais elle n’en était plus sûre, quelque chose avait insidieusement pénétré son esprit.

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Denis et Marie étaient arrivés les premiers le jeudi suivant, pour ce dernier entraînement avant de partir pour la capitale. Son futur remplaçant arriva ensuite et il lui expliqua le fonctionnement du club. Marc était premier dan, et ils avaient convenus d’une démonstration de katas en fin de séance. Afin qu’elle ne soit pas trop longue, seuls l’échauffement et l’exercice de combat libre devait avoir lieu, d’autant plus qu’il avait prévu d’offrir le verre de l’amitié aux participants.

Marie termina première dans le dernier exercice, tandis que Denis observait l’arbitrage de Marc. Le club sera entre de bonnes mains, pensa Denis. Marc et lui se saluèrent ensuite et procédèrent à la démonstration, après avoir expliqué aux plus jeunes que cela figurait au programme pour obtenir la ceinture noire.

Les membres, sous l’égide de Didier et Nicole, s’étaient concertés pour offrir à Denis et Marie un cadeau de départ. Ils avaient acheté à chacun un kimono de compétition de la meilleure qualité, que Didier leur remit en improvisant un discours.

-Senseï Denis et Marie, vous allez nous quitter pour continuer la pratique de notre noble sport ailleurs. Soyez certains que vous allez nous manquer, et pour que vous pensiez à nous, nous avons décidé de faire pour vous ce petit geste pour vous remercier de tout ce que vous avez fait pour nous, dit-il en leur offrant les tenues.

-Soyez certains que nous ne vous oublierons pas, répondit Marie, émue. Denis leur présenta alors de manière officielle celui qui le remplacerait et ils trinquèrent tous ensemble à l’avenir du club.

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Ils déménagèrent la semaine suivante. Deux jours furent nécessaires pour le trajet et le remontage des meubles. Leur nouvel appartement était spacieux, et disposait de nombreuses fonctionnalités, dont une très grande terrasse.

Ils avaient passé la semaine précédente à ranger leurs affaires dans des cartons. Le déménagement s’était effectué en deux temps. Le premier jour fut consacré au démontage des meubles et au chargement de camion de déménagement, puis ils prirent la route. Ils roulèrent de nuit et arrivèrent le matin suivant à Paris. Les meubles étaient installés à la fin de la deuxième journée.  Ils avaient déballé quelques cartons ce même jour, ce qu’il fallait pour s’assurer un minimum de confort. Marie avait veillé à ce que tous les cartons contenant les petites affaires soient regroupés au centre d’une pièce. Je déballerai au fur et à mesure, avait-elle dit. Ils se couchèrent épuisés, et le lendemain soir,

les autres cartons étaient tous déballés. Il leur restait une journée avant de se rendre à l’Imprimerie Nationale pour leur prise de fonction.

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Pierre leur rendit visite le matin, de cette ultime journée et leur annonça que Judith et son mari emménageraient la semaine suivante. Il leur remit aussi deux cartes de paiement, en précisant que tout ce dont ils avaient besoin se trouvait dans les différentes boutiques faisant partie de la résidence. En les quittant, il leur rappela de se présenter ponctuellement le lendemain matin à  neuf heures.

Dans l’après-midi, ils se promenèrent dans la résidence. Marie était impatiente de découvrir les boutiques dont Pierre avait parlé. Parmi celles-ci, il y avait un bijoutier et elle reconnut avec émotion l’une des collections qu’elle avait dessiné pour Monsieur Gérard, posée sur un présentoir qui trônait au milieu de la vitrine. Le responsable du magasin sortit, et les invita à entrer pour leur présenter les différentes collections qu’il proposait à la vente. Il avait repéré de suite la bague de Marie, qu’il regarda d’un air connaisseur, avant de leur demander s’ils habitaient dans la résidence.

-Nous venons d’y emménager, répondit Marie, en souriant. Pour l’instant, nous cherchons surtout à nous y retrouver parmi les différentes boutiques, tout cela est un peu nouveau pour nous.

-Je vous comprends aisément Madame. Mais j’ai vu que vous aviez l’air d’être intéressée par l’une de nos collections en vitrine, et c’est la raison pour laquelle je me suis permis de vous inviter à entrer. Ces nouvelles collections de Monsieur Gérard sont les plus extraordinaires que j’ai vues de toute mon existence. En termes de création, il a su dénicher la perle rare. J’espère avoir un jour l’honneur de rencontrer la personne qui a imaginé ces nouvelles collections. Elle a été unanimement reconnue par notre corporation.

Une adolescente venait de sortir de l’arrière-boutique. Elle s’approcha du vendeur.

-Papa, dit-elle, c’est difficile. Je n’y arrive pas. Ce bijou que tu m’as demandé de dessiner est trop détaillé. Elle lui tendit un dessin qu’elle avait apporté.

-Je vous présente ma fille, Myriam. Elle dessine assez bien, et elle se destine aux beaux-arts.

-J’aimerais que tu me montres ton dessin, s’il te plait, dit Denis. Il regarda le croquis avec Marie.

-Votre fille est douée, dit Marie. Elle demanda à Myriam si elle avait un crayon. Elle fit quelques corrections sur le dessin en lui expliquant comment procéder pour la suite. La jeune fille était ravie.

En sortant de la boutique, ils musardèrent un peu dans la résidence. Comme leur avait dit Pierre, il y avait tout le nécessaire dans les différentes boutiques qu’ils découvrirent successivement.

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Pierre les attendait le lendemain devant l’Imprimerie Nationale. C’était un bâtiment ancien de deux étages, avec une grande porte entourée de colonnes. Une statue de Gutenberg occupait le centre de la cour. Il leur fit visiter les lieux. L’atelier d’imprimerie occupait le rez-de-chaussée, la photogravure était installée au premier étage, et l’espace supérieur était réservé aux fonctions administratives. Deux bureaux attenants, ainsi qu’un studio de création, et deux autres postes de travail, leur avaient été réservés.

-C’est ici que vous travaillez, désormais. Et le mari de Judith assurera la liaison entre nous, rajouta-t-il à l’intention de Denis. De plus tu disposes également d’une ligne sécurisée, tant pour le téléphone que pour la transmission de données. Tu t’occuperas bien entendu de l’ensemble des services, mais cela ne devrait t’occuper qu’à mi-temps. Tu pourras consacrer le reste du temps à nos travaux plus particuliers. J’ai veillé à ce que tu sois particulièrement bien secondé, et ce sera Monsieur Jacques qui assurera l’essentiel de la gestion. J’ai fait préparer deux dossiers de présentation à votre intention, ils sont sur vos bureaux. Je repasserai en début de semaine prochaine pour vous parler de vos premiers travaux.

Le reste de la journée leur permit de faire plus amples connaissance avec leurs collaborateurs, tout en visitant en détail les différents services qui composaient l’Imprimerie Nationale.

Anne les appela le même soir. Elle leur annonça son prochain mariage, et souhaitait que Denis soit son témoin. La famille va s’agrandir, dit-elle encore. Au courant de l’année prochaine, tu seras tonton, frérot.

Pierre les retrouva comme convenu, quelques jours plus tard. Il apportait à Denis un dossier pour la réalisation d’un nouveau programme, et pour Marie un grand carton.

-Il faut que tu nous fasses les maquettes pour une nouvelle monnaie. Dans ce carton, il y a l’avant-projet et toute l’iconographie qui te sera nécessaire. Le mieux serait de commencer par les billets de banque.

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Après leur prise de fonction et leur installation, Marie et Denis se décidèrent à reprendre l’activité sportive. Les cartes dont ils disposaient pour les entrées de la résidence permettaient d’accéder à la salle de sports. Ils avaient convenus de s’entraîner seuls deux heures tous les dimanches en matinée. Mais ils étaient curieux de voir se dérouler les entraînements du club extérieur, qui occupait les lieux le mercredi soir.

Denis relata à Marie la discussion qu’il avait eu avec le responsable de la fédération, et ils se mirent d’accord pour jouer les débutants qui n’y connaissaient rien. Ils se rendirent un mercredi au dojo pour voir comment cela se passait.

La première chose qui les surprit fut que l’entraîneur les ignora ostensiblement durant toute la séance. Ils avaient également remarqué des irrégularités dans le comportement sportif du responsable, qui n’hésitait pas à pratiquer des actions irrégulières lors des épreuves de combat pour s’assurer la victoire. Il vint près d’eux pendant que les autres judokas se rhabillaient, et leur demanda si cela les avait intéressés.

-Vous avez fait une belle démonstration, dit Marie, j’aimerais bien apprendre ce sport.

-Moi également, rajouta Denis, c’est très spectaculaire. Mais j’ai un peu peur de me faire mal en tombant sur les tapis.

-Vous ne risquez rien, apprendre à tomber sans douleur est la première chose que j’enseigne à mes élèves. Je leur demande toujours d’assister aux deux premières séances avant de commencer, cela me permet de juger leur motivation. Revenez la semaine prochaine, et je vous dirai à la fin de la séance comment cela se passe. Et sachez que l’on ne dit pas tapis, mais tatami.

Denis le remercia, et il s’entendit répondre que pour s’adresser à lui, ils devaient l’appeler «Senseï», en leur expliquant que cela voulait dire s’il vous plait en japonais et que c’était la tradition de s’adresser ainsi à l’entraîneur. Le dimanche suivant, Denis fit répéter à Marie ses katas lors de leur séance privée, et ils reparlèrent ensuite de ce qu’ils avaient vu le mercredi précédent.

-Tu as remarqué comme il s’en est pris à la fille en ceinture bleue, lors du dernier combat, demanda Marie. J’avais juste l’impression que cela tenait plus du règlement de compte que d’un affrontement sportif. Je crois qu’il a besoin d’une leçon. Denis partageait son avis, et il avait déjà une idée précise sur ce qui allait se passer. Le mercredi suivant ils arrivèrent avant les autres. Ils jouèrent le jeu et se contentèrent d’observer. L’entraîneur avait décidé d’enseigner les étranglements.

-Il est fou dit discrètement Marie à Denis, ils n’ont pas le niveau. Il va arriver un accident.  Ce qui ne manqua pas de se produire. Denis avait remarqué que l’un des participants avait commencé à perdre conscience, et il se précipita sur les tatamis. Il lui appliqua quelques manipulations particulières, celles qu’apprennent les judokas à partir d’un certain niveau, connues sous le nom de médecine des ceintures noires. L’entraîneur, qui s’était rapproché, lui demanda s’il était médecin. Denis expliqua en mentant qu’il avait appris cette technique à l’armée, dans les services médicaux.

Denis se rassit près de Marie, et en fin de séance, l’entraîneur jeta négligemment à leurs pieds deux kimonos et deux ceintures blanches, en disant que pour lui, ils ne connaissaient rien et avaient tout à apprendre. Il ne remercia pas non plus Denis du mauvais pas dont il l’avait tiré.

Une semaine plus tard, ils avaient commencé l’entraînement avant les autres. Essentiellement pour s’échauffer, parce que Denis estimait insuffisante la méthode que l’entraîneur pratiquait pour cela. Ils s’assirent ensuite au bord des tatamis, tandis que les autres pratiquants commençaient à arriver au dojo.

-Vous devez d’abord apprendre à tomber, puis je vous expliquerai les trois prises les plus simples, ensuite nous verrons ce que vous avez retenu. Ils simulèrent parfaitement leur rôle de débutant, et le moment que Denis attendait, celui du combat libre, était arrivé. Il avait dit à Marie d’éliminer les plus faibles, pour se retrouver en finale face à elle, en gérant son temps pour que  leur combat commence juste avant celui de l’entraîneur avec l’adversaire en ceinture bleue. En lui précisant qu’elle aurait le privilège de combattre ensuite contre l’entraîneur.

-Oui Senseï, avait-elle répondue, amusée. J’ai observé sa tactique, il est souvent en déséquilibre sur la mauvaise jambe, et j’appliquerai uchi-mata, mais avec la jambe gauche. Exactement ce que Denis voulait lui conseiller.

Denis avait rejoint le bord des tatamis après son élimination par Marie, et il fut rapidement rejoint par Huguette, la fille en ceinture bleue.

-Regarde bien ce qui va se passer, lui dit Denis, avec un clin d’œil.

Marie et son adversaire se saluèrent. L’entraîneur lui dit qu’elle avait eu beaucoup de chance, et qu’il n’avait jamais affronté de ceinture blanche à la première séance, puis ils s’empoignèrent. Il essaya de lui appliquer, sans succès, les trois prises de base, avant de tenter plusieurs mouvements irréguliers qu’elle contra aisément. Il était déconcerté par la résistance, la sûreté et la souplesse de Marie. Au moment opportun, elle lui porta la prise qu’elle avait décidée, et il se retrouva au sol sans même se rendre compte de ce qui lui arrivait. Il avait chuté lourdement et grimaçait.

-Ipon ! cria Huguette. En se relevant, il était blême. Il reprocha à Marie d’avoir triché, prétextant que ce mouvement n’était pas au programme des débutants. Elle lui répondit n’avoir fait que ce qu’il avait demandé.

-Comment cela ?

-Vous nous avez demandé de faire ce que nous avons vu. Toute la salle s’était tue. Personne ne répliquait habituellement, mais il avait outrepassé ses prérogatives, et Marie n’avait pas l’intention de le laisser faire.

-Vous avez eu de la chance, c’est tout. Il regarda Denis. Nous allons voir si c’est pareil avec vous !

Ils étaient debout, l’un face à l’autre. Denis sautait sur ses jambes, comme il faisait parfois en compétition, pour intimider son adversaire, et il s’en tint strictement aux trois mouvements de base, mais cela ne l’empêcha pas d’infliger au prétentieux une défaite exemplaire. Denis avait estimé que la plaisanterie avait suffisamment duré, et changea de méthode. Il appliqua l’une après l’autre chacune des prises au  programme, de la ceinture blanche au niveau supposé de l’entraîneur, sans lui accorder la moindre chance.

Après un quart d’heure, Denis salua son adversaire, le remercia pour lui avoir permis de combattre avec lui, et lui tourna le dos pour aller se rasseoir auprès de Marie. L’entraîneur décréta à ce moment-là la fin de la séance. Il se rhabilla rapidement et quitta la salle sans dire un seul mot. Après son départ, Marie demanda à Huguette si elle était libre dimanche.

-Oui, répondit celle-ci, pourquoi ?

-Sois ici à neuf heures et prévois la journée. Ne t’inquiètes pas pour le repas de midi et ne te couche pas trop tard samedi. Denis avait eu le temps d’observer le niveau d’Huguette, et comme Marie avait atteint aussi le niveau requis, Denis avait contacté la fédération pour organiser un passage de grade. Pour éviter tout problème, il avait suggéré l’envoi de l’entraîneur en province, pour arbitrer un petit challenge.

Huguette venait d’arriver. Denis avait ouvert la salle et Marie était en train de se préparer. Elle cherchait Marie, et la rencontra alors qu’elle sortait du vestiaire. La première chose qu’elle vit fut la ceinture marron de Marie.

-Ce matin, je dois t’entraîner, lui dit Marie, et cet après-midi tu es inscrite pour les épreuves de ceinture marron. Et nous avons un conseiller particulier, ce matin. Mais tu le connais déjà, c’est mon mari. Elles réussirent toutes les deux l’examen et en fin de journée Marie était premier dan et Huguette ceinture marron.   Avant de se quitter, Marie dit à Huguette qu’elle pouvait, si elle le souhaitait, s’entraîner avec eux le dimanche matin. Le mercredi suivant, lorsque l’entraîneur arriva,

il la vit avec sa nouvelle ceinture marron, en compagnie de Denis et Marie, qui portaient leurs ceintures noires. Il se rendit au vestiaire, et revint, affublé d’une ceinture bleue. Il salua Denis.

-J’ai encore beaucoup à apprendre, Senseï, lui dit-il.

-Comme nous tous, répondit Denis, en lui tendant la main.

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